Ce que nous enseigne le cas albertain

Interdire des livres à l’école n’est pas toujours protéger. Même que parfois, c’est le contraire.
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Ce que nous enseigne le cas albertain
Interrogé sur l’initiative albertaine, le cabinet du ministre Bernard Drainville a dit ne pas avoir l’intention de se lancer dans une croisade semblable. Nos bibliothèques scolaires, a-t-il fait valoir, sont fort bien guidées par des normes reconnues et un personnel exemplaire spécialement formé pour le faire. Bien !

Du même souffle, il a toutefois invité les parents à signaler les livres qu’ils jugent trop osés.

Cette main tendue était malavisée.
La participation des parents dans la vie scolaire est heureuse lorsqu’elle est collective.
Moins lorsqu’elle verse dans le « oui, mais mon enfant, lui… », un mal sournois répandu.

Il n’appartient ni au politique ni aux groupes d’intérêts, ni aux parents ou aux citoyens d’imposer leurs vues dans une quête de sens et d’idées dont les enseignants et les bibliothécaires scolaires sont les premiers experts.

Faut-il s’inquiéter du regain de puritanisme qui souffle sur les écoles albertaines ?
Là-bas, la première ministre a annoncé une consultation publique à laquelle tous les Albertains ont été priés de mettre leur grain de sel. Parents ou pas, lecteurs ou non, professionnels ou profanes : tous sur un pied d’égalité. « Il ne s’agit pas d’interdire des livres, mais de protéger les enfants », a expliqué Danielle Smith.

Interdire. Protéger. On pourra se quereller sur le sens à donner aux mots dans un tel débat, cela ne changera rien au résultat : retirer des bibliothèques scolaires les œuvres jugées trop « explicites » ou « inappropriées » pour un public de jeunes curieux. Par qui et selon quels critères ? C’est là que le diable — qui adore les détails — intervient.

Le ministère albertain de l’Éducation affirme avoir trouvé « plusieurs livres » contenant des représentations d’actes sexuels et d’agressions sexuelles sur les rayons des bibliothèques scolaires de la province. Sans chiffrer le phénomène, il a cité en exemple quatre livres qui, à son avis, auraient dû être interceptés par les écoles si celles-ci avaient été guidées par des normes provinciales dignes de ce nom.

La conclusion a fait sursauter les écoles publiques d’Edmonton, le Conseil scolaire de Calgary et l’Association des bibliothèques de l’Alberta, qui ont appris en même temps que le reste de la population que leur gouvernement était insatisfait de leur travail. Ils ont eu beau expliquer que des normes strictes, en éducation et en bibliothéconomie, étaient déjà appliquées, ils ont parlé dans le vide.

Leur avis semble peu intéresser le gouvernement Smith. C’est la voix de la population qui lui importe. Et a fortiori certaines voix plus que d’autres. Et c’est là que l’exemple albertain devient spécialement intéressant pour les Québécois.

Interrogé sur l’initiative albertaine, le cabinet du ministre Bernard Drainville a dit ne pas avoir l’intention de se lancer dans une croisade semblable. Nos bibliothèques scolaires, a-t-il fait valoir, sont fort bien guidées par des normes reconnues et un personnel exemplaire spécialement formé pour le faire. Bien ! Du même souffle, il a toutefois invité les parents à signaler les livres qu’ils jugent trop osés.

Cette main tendue était malavisée. La participation des parents dans la vie scolaire est heureuse lorsqu’elle est collective. Moins lorsqu’elle verse dans le « oui, mais mon enfant, lui… », un mal sournois répandu. Il n’appartient ni au politique ni aux groupes d’intérêts, ni aux parents ou aux citoyens d’imposer leurs vues dans une quête de sens et d’idées dont les enseignants et les bibliothécaires scolaires sont les premiers experts.

Ils peuvent demander des comptes, bien sûr — les erreurs et les errements existent et doivent pouvoir être soulignés comme tels —, mais pas trancher à leur place.

Quand on gratte un peu le bobo albertain, on découvre que l’agitation qui a mené à des mises à l’index trouve son origine dans l’action de deux puissantes organisations : le lobby chrétien nationaliste Action4Canada (jadis proche du Convoi de la liberté et banni par le passé dans certains conseils scolaires en Colombie-Britannique) et le groupe Parents for Choice in Education, un lobby proche du parti de Mme Smith, qui considère que les parents sont les experts de leurs propres enfants et devraient donc être libres de choisir l’éducation qui répond le mieux à leurs besoins.

PEN Canada reconnaît dans ces discours une « pente pernicieuse ». Le groupe qui défend la littérature et la liberté d’expression dit avoir vu émerger ici des tactiques dignes de celles documentées par PEN America en Floride ou au Texas. Là-bas, les censeurs sont passés maîtres dans la citation hors contexte pour alimenter la peur. Résultat : la liste des titres bannis aux États-Unis atteint maintenant les milliers.

Et, ô surprise, les quatre livres montrés du doigt en Alberta — Gender Queer, Fun Home, Blankets et Flamer — y occupent une place de choix. Les spécialistes s’entendent pourtant pour reconnaître une valeur littéraire indéniable à ces œuvres multiprimées. Pour peu qu’on respecte l’âge et le degré de maturité de leur public. Ce à quoi veillent les bibliothécaires et les enseignants.

Une œuvre approuvée déplaît tout de même à un parent au point de heurter ses valeurs ? Non seulement la classe ne mérite pas de la voir disparaître, mais son enfant risque fort de gagner à la découvrir lui aussi. Ainsi, il apprendra que d’autres modèles existent et il pourra à son tour les approuver ou les désapprouver, les faire siens ou les refuser, selon ce qui aura été discuté à la maison, avec sa famille, mais aussi avec ses profs et ses amis.

C’est aussi ça, élever des enfants dans un monde hyperconnecté : observer, s’ouvrir, prendre position. Nos enfants ne vivent pas dans des bulles. Branchés comme ils sont, ils seront tôt ou tard soumis à des variantes de ces histoires qu’on cherche à leur cacher, que ce soit chez des amis, au parc, au chalet… Pourquoi se passerait-on sciemment de la finesse d’œuvres littéraires choisies et de leurs passeurs éclairés pour leur servir de médiateurs ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

L’interdiction de livres en Alberta et une confrontation avec le syndicat des enseignants
https://www.pressegauche.org/L-interdiction-de-livres-en-Alberta-et-une-...

Comme nous l’avions déjà noté ici, ce qu’ils essayaient de faire était déjà parfaitement clair.
À savoir : assurer le soutien politique continu des parents évangéliques d’enfants en âge scolaire,
provoquer les éléments homophobes et « anti-woke » de la base de l’UCP,
et piéger les adversaires politiques en les forçant à défendre la pornographie.

L’erreur du conseil scolaire public d’Edmonton a été de tenter de se conformer à cet ordre ridicule en premier lieu,
au lieu de dire au ministre d’aller se faire voir.

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