Sous prétexte d'une guerre à la drogue, c'est en fait une guerre aux drogués qui continue d'être menée.
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LE FOULARD QUI SÈME LA ZIZANIE À GAUCHE
Une autre manière de faire de la politique, à rebours de la bien-pensance progressiste, par Isabelle Stengers et Philippe Pignarre
LE MONDE | 19.02.10 | 13h20
Comment désormais croiser une femme portant le foulard, ou même dissimulant son visage sur quelque mode que ce soit, sans se demander : a-t-elle encore le droit d'avoir des idées politiques ? Si sa candidature à une élection pose problème, ne sera-t-elle pas, demain, privée du droit de vote ?
Quelles sont les conséquences de ce rejet hors de la sphère politique des femmes portant le foulard ? Comment ne pas trembler en entendant les appels à "éradiquer" le voile (le mot est de Fadela Amara) qui ont suivi l'annonce qu'une candidate du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en portait un ? De Nadine Morano à Jean-Luc Mélenchon, il semble bien y avoir unanimité dans l'excommunication : aurait-on enfin trouvé à cette occasion ce qui définit l'"identité nationale" ? Que ce soit une candidate du NPA est bien sûr ce qui permet de se déchaîner. N'y aurait-il pas là trahison à l'encontre des mouvements de libération et d'émancipation dont ce parti se doit d'être solidaire ?
Et si c'était précisément parce qu'il s'agit d'un parti pour qui la politique compte, pour qui la libération ou l'émancipation sont toujours des devenirs, solidaires de luttes, que le NPA ne se conformait pas aux mots d'ordre de la bien-pensance progressiste ? Et s'il avait raison de refuser le rassemblement autour de l'étendard de "nos valeurs" ? Comme si l'émancipation des femmes était inscrite dans le ciel des idées, ou était tombée de l'arbre de notre "civilisation" à la manière d'une pomme, quand elle est mûre.
Cela nous rappelle un autre débat, où les partis de gauche se sont montrés aussi stupides que ceux de droite : celui sur les drogues illégales. Sous prétexte d'une "guerre à la drogue", c'est en fait une "guerre aux drogués" qui continue d'être menée. Les usagers de drogues illégales ont été interdits de soins pendant longtemps (sauf à accepter d'entrer dans un programme d'abstinence), mis en prison, toujours plus marginalisés socialement. Faut-il défendre l'usage de drogues ?
L'intelligence collective
C'est là une question truquée comme la droite adore en fabriquer pour nous empêcher de penser, pour que les problèmes ne puissent pas être explorés collectivement. Du point de vue d'un parti pour qui une question n'est pas séparable des mouvements qui contribuent à en inventer les solutions, le droit pour les usagers de drogues illicites d'être des "citoyens comme les autres", leur possibilité de se réunir, d'échanger autour de leur expérience des drogues, donc d'exister comme une force sociale, est primordial : c'est ce qui permet que l'on commence à passer d'une question de police à une question politique.
Ce sont les mouvements féministes qui nous ont appris une autre manière de faire de la politique, avec l'invention de ces groupes où il s'agissait de produire une situation rendant capable de penser, de dire, pour chacune et avec les autres, comment ce qui est personnel est politique. C'est là que s'est fait le premier apprentissage des manières qui produisent une capacité de penser et agir ensemble sur un mode qui est celui de l'intelligence collective. Loin de toute transcendance qui détache et abstrait, qui permet de juger au nom de quelque chose de général, il s'agit alors d'apprendre, d'expérimenter, de créer de la pensée et de l'action en commun, même si cela ne va jamais de soi.
Si la création du NPA a pu avoir un sens, même pour ceux qui comme nous n'en sont pas membres mais qui refusent les impératifs capitalistes, c'est dans la promesse de ne pas faire de la politique comme en font les partis classiques, c'est-à-dire en supposant les problèmes résolus dans le ciel des idées avant même que ceux qui sont concernés aient trouvé les moyens de se les approprier et d'en formuler les termes dans une syntaxe qui leur convienne.
Pourvu que le NPA ne cède pas à la tentation de la facilité, aux idées générales rassurantes, à la politique du bon sens qui lui est proposée de toutes parts ; pourvu qu'il prouve à cette occasion sa capacité à fabriquer les questions politiques avec celles qui sont concernées et en premier lieu, ici, les femmes qui ont choisi de porter le voile et celles qui ont fait le choix inverse, réunies, au-delà de leurs choix divergents, par des ennemis communs : le capitalisme, mais aussi les servants de l'ordre établi, de la politique réduite à la police.
Mais cela implique de refuser de séparer le monde entre, d'un côté, les laïcs et féministes éclairés et, de l'autre, les obscurantistes. Cela suppose de ne pas croire tout savoir sur les raisons pour lesquelles une femme porte le foulard et accepter d'entrer dans un processus de cohabitation et d'apprentissage. Cela revient à ne plus se comporter en juges mais en aventuriers de la démocratie.
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Isabelle Stengers est philosophe ;
Philippe Pignarre est éditeur.
Ils ont coécrit "La Sorcellerie capitaliste" (La Découverte, 2007).
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